En novembre dernier, j’intégrai la Debate School de l’Université monastique de Sera Jey.
L’occasion pour moi d’apprendre les techniques de débat tibétain chères à l’école Nalanda.
Bousculé, touché, parfois à bout. Mais jamais découragé.
Voilà ce que promet 1 mois d’enseignement à l’école du Dalaï-Lama.
La philosophie bouddhiste
- La notion de Karma
Le Karma est une notion centrale dans le bouddhisme, trop souvent mal comprise en Occident.
Le Karma, c’est la graine mentale que l’on a plantée (la cause) et qui, une fois poussée (actualisée), donne le résultat karmique (la conséquence).
Êtres qui peuplons la planète faisons l’expérience de la vie par notre flux de conscience – lui même entré dans notre incarnation physique au moment de notre naissance. Ce flux de conscience est “infusé” du karma de nos vies antérieures (ajouté à celui de cette vie).
L’image la plus simple est la visualisation qui suit :
Imaginez un verre d’eau. L’eau est claire. Jusqu’à ce que vous ajoutiez du thé. Celui-ci infuse et la clarté de l’eau change pour prendre la couleur du thé.
L’eau est votre flux de conscience initial, le thé l’élément déclencheur du karma et la nouvelle couleur de l’eau la conséquence karmique actualisée.
Pour éclairer un peu plus encore, poussons jusqu’à la base philosophique sur laquelle repose le bouddhisme.
- Les 12 origines dépendantes
Les 12 origines dépendantes composent à elles 12 la loi karmique (de cause à effet)
- L’ignorance fondamentale
- L’action infusée (par l’ignorance)
- La conscience
- Les noms et les formes
- Les sphères sensorielles
- Le contact
- Le plaisir
- L’attachement
- Le désir
- L’existence
- La naissance
- La mort
Les douze liens sont interdépendants, c’est-à-dire que chacun dépend du précédent et lui-même permet le suivant. On se retrouve dans la même situation que les chaînons d’une chaîne, qui sont liés les uns aux autres d’une manière très étroite. Ils sont l’illustration du mécanisme par lequel on reprend naissance dans le samsara (qui se définit comme le fait de reprendre naissance sans liberté, encore et encore, par la force du karma)
Y a-t-il un moyen de sortir de la roue des existences ?
- Les enseignements de Bouddha
Selon la base philosophique, il semblerait que ce soit l’ignorance fondamentale qui soit l’origine de la souffrance.
Les 4 nobles vérités
- Dukkha (le mal-être)
- Tanhā (la soif)
- Nirodha (la cessation)
- Magga (le chemin)
Le Bouddha commence ses enseignements en rappelant :
Aucun phénomène ne peut nous satisfaire de manière absolue et définitive.
3 poisons mentaux créent ce mal-être : Moha (l’ignorance fondamentale), Rāga (l’attachement) et Dvesa (l’aversion)
La soif (Tanhā) n’est pas la cause primaire du mal-être mais son application la plus palpable et immédiate. Il en existe 3 sortes :
- Kama-tanhā : la soif des plaisirs sensoriels
- Bhava-tanhā : la soif de perpétuer la roue des existences
- Vibhava-tanhā : le désir d’éviter les expériences difficiles de souffrance
La première action est la cessation de la souffrance par la voie de la vraie renonciation (Nirodha) qui consiste à développer une détermination à toute épreuve à se libérer de l’ignorance.
La seconde est de cultiver cet état à travers le noble chemin (Magga) aux 8 caractéristiques :
- La noble vision
- La noble pensée
- La noble parole
- La noble action
- La noble manière de vivre
- Le noble effort
- La noble pleine conscience
- La noble concentration
En définitive, les 4 nobles vérités se traduisent par 3 éléments :
- La compréhension de la nature de la réalité : la souffrance et son origine
- Le cheminement par l’action : élimination de l’origine de la souffrance et son actualisation
- Le résultat : expérimenté comme le produit du chemin qui a été cultivé
Les 3 joyaux
En comprenant les 4 nobles vérités, on peut prendre refuge dans les 3 joyaux :
- La sangha (la communauté de pratiquants)
- Le dharma (la compréhension de la nature véritable)
- Le buddha (la parfaite réalisation)
La Sangha permet la réalisation du Dharma qui lui-même conduit au Buddha.
Dans le bouddhisme, on parle de boddhicita (l’extraordinaire compassion) réalisée par un esprit éveillé à travers la voie de la vraie renonciation.
On retrouve en quoi Nirodha (la vraie renonciation) est la fondation de tout éveil.
- Les réalités conventionnelles et absolues
L’immense particularité du bouddhisme est qu’il ne se base pas sur un acte de foi. Mais sur une compréhension scientifique de la nature même de l’esprit.
C’est pourquoi, il est admis que dans le domaine de l’expérience directe quotidienne, les phénomènes ont une existence conventionnelle.
À un niveau ultime en revanche, chaque phénomène est révélé dépourvu d’existence intrinsèque.
- La voie du milieu
Cette philosophie est particulièrement développée par Nāgārjuna (moine, philosophe et écrivain indien du IIème siècle)
Basée sur l’existence des réalités conventionnelles et absolues, elle démontre que seule cette voie est intellectuellement empreinte de raison.
Prenons les deux courants philosophiques aux extrémités : l’existentialisme (qui considère chaque phénomène comme existant) et le nihilisme (qui au contraire estime que rien n’existe)
Si chaque phénomène existe par des propriétés bien définies, alors ses propriétés restent inchangées. Chaque phénomène existe en lui-même et par lui-même et n’est pas “influencé” par quelconque autre phènomène. Dit autrement, chaque phénomène est indépendant et aucun changement n’est possible.
Si le nihilisme est un cadre cohérent, alors la loi karmique n’existe pas. Et par conséquent, la vacuité n’existe pas non plus.
Or, c’est précisémment parce que la loi karmique existe que la vacuité existe. Dit autrement, c’est parce qu’il y a une réalité conventionnelle admise qu’il y a un vide d’existence intrinsèque en chaque phénomène : c’est la voie du milieu.
Trêve de bavardage et de philosophie. Passons au concret et entrons dans le vif du sujet : le débat !
La méthode Nalanda
La méthode Nalanda nous vient de l’école Nalanda, une université bouddhiste de la région de Bihar, au nord de l’Inde, particulièrement influente entre le Vème et XIIème siècle.
- Un point de référence
L’objectif est de vérifier la véracité de nos croyances à propos des phénomènes à travers un raisonnement logique.
Ainsi, il faut partir d’un phénomène en particulier pour vérifier la chaîne causale qui lui est attribuée.
Un débat est toujours composé, au moins, d’un attaquant (qui va challenger) et d’un défenseur (qui va défendre une position)
Exemple :
Attaquant : Prenons le sujet : Une vache. Il est avéré que c’est un mammifère.
Défenseur : Pourquoi ?
Attaquant : Parce que c’est un animal.
Défenseur : Pas de causalité avérée. Ce n’est pas parce que c’est un animal que c’est nécessairement un mammifère. Prenons l’exemple : une abeille.
Dans cet exemple simple, on comprend parfaitement en quoi la raison “être un animal” n’est pas suffisante pour prouver que la vache est un mammifère. En effet, il y a au moins UN exemple dans l’univers qui est capable de prouver le contraire. En l’occurrence, ici : une abeille.
- Une méthodologie bien spécifique
Vous l’aurez compris, le débat selon la tradition Nalanda suit une méthodologie bien précise.
L’attaquant commence toujours avec un syllogisme en 2 parties :
L’énoncé de thèse : un sujet et son implication : Prenons le sujet : une vache. Il est avéré que c’est un mammifère.
Le défenseur peut réagir de deux façons : accepter. Ou demander pourquoi ? (Ce qui implique qu’il n’accepte pas)
Si il n’accepte pas, l’attaquant peut donner une raison (syllogisme en 3 parties) : parce que c’est un animal. Dans cet exemple, l’attaquant sous-entend que tous les animaux sont des mammifères.
Le défenseur a deux options : ne pas accepter la raison. Ici, “une vache est un animal” ou réfuter le lien entre la thèse et la raison qui confirme la thèse. Ici, “si c’est un animal, c’est nécessairement un mammifère”
En bref, l’objectif de cette méthodologie rigoureuse est de construire l’arbre des possibles autour d’un sujet de référence.
Lorsque l’on arrive sur des sujets beaucoup plus complexes (les sens, l’esprit, la conscience, ce qui est existant et ce qui ne l’est pas, ce qui fait unité et ce qui ne le fait pas…), on voit à quel point cette méthodologie est précieuse pour debunker nos fausses idées.
- Un puissant outil d’éveil
Le Bouddha l’a enseigné : le facteur numéro 1 de notre souffrance, ce sont les illusions mentales. Au fond, nous n’acceptons pas la vie telle qu’elle est et la préférons telle que nous la voyons. Voilà pourquoi nous souffrons.
Ainsi le débat selon la tradition Nalanda porte en sa méthodologie toute cette puissance d’éveil. En debunkant nos fausses idées sur les phénomènes et leurs relations, nous pouvons espérer voir la vie telle qu’elle est : impermanente et vide d’existence intrinsèque.
L’importance de l’enseignant
- Un guru comme modèle
Afin de se familiariser avec ces concepts philosophiques et cette méthodologie, il est précieux d’avoir recours à un maître spirituel.
Celui-ci, par ses qualités intrinsèques aura les capacités de nous amener au cheminement adéquat vers l’éveil.
Dans la tradition Mahayana (le Grand Véhicule), un guru doit posséder 10 qualités :
- Doté de discipline, il est délicat
- Doté de samadhi, il est en paix
- Doté de sagesse, il a pacifié les afflictions
- Il possède des qualités supérieures aux autres
- Libéré de la paresse, il est assidu
- Studieux, il est riche de connaissance à propos des écritures
- Sachant la nature véritable, il est éveillé conformément à la réalité
- Il est éloquent et compétent pour enseigner
- Il n’est pas influencé par les richesses matérielles
- Il a renoncé à la lassitude quant à l’enseignement du dharma
- La méthode du débat dans une relation privilégiée
Pendant un mois, nous étions accompagnés de moines pratiquant le débat depuis plusieurs années.
Plusieurs années de pratiques rigoureuses ont permis à ces moines d’avoir un esprit si aiguisé que chaque question, chaque rectification et chaque précision était une fracture de crâne permanente tellement ce fut chirurgical.
Nous pouvons faire le choix de ne pas croire en la véracité de la philosophie bouddhiste. Nous pouvons ne pas adhérer philosophiquement à la réincarnation, au karma ou à la voie du milieu.
Si nous ne sommes pas capables de voir tous les enchaînements de lien de cause à effet qui explique cette philosophie, ne le croyez pas sur parole : débattez !
Concernant mon expérience, là où la philosophie est pour le plaisir intellectuel, l’expérience par la pratique porte en elle un potentiel de transformation de notre regard sur le sujet : la clarté d’esprit de ces moines a tout simplement bousculé à tout jamais ma vision étriquée sur la capacité que nous portons à nous transformer.
- Vivre avec des Rinpoche
En parlant de clarté d’esprit, nous avions également la chance d’avoir au monastère des Rinpoche.
Dans le bouddhisme, un Rinpoche, c’est une réincarnation du flux de conscience d’un Lama. Dit- autrement, c’est un individu qui par sa vie antérieure, a atteint une immense sagesse et possède en lui toutes les prédispositions pour les utiliser de nouveau dans cette nouvelle vie.
Durant 1 mois, nous avons eu l’immense privilège de partager nos quotidiens. Non seulement, nous avons bénéficié de leurs conseils mais j’ai pu me rendre compte de la compassion illimitée dont ils pouvaient faire preuve.
L’un d’entre eux a particulièrement attiré mon attention.
Un soir, alors que nous finissions une journée challengeante, nous étions en cercle pour débuter la séance de prières et de méditation. Ce soir là, j’étais assis à côté de lui, frustré de ne pas être plus rapide dans la compréhension des techniques du débat. Il m’a regardé simplement, un sourire léger et un regard empli de compassion et a prononcé ces mots :
Tu sais, c’est rien. Moi j’ai mis plusieurs années avant de vraiment réussir à débattre.
Et ce n’était pas tant les mots mais la douceur avec laquelle il les avait prononcés. En l’espace d’un instant, il venait de m’apaiser d’un poids immense et de mettre en pratique les fondamentaux de l’éveil : la sagesse et la compassion réunie.
Ce que j’appris le lendemain, c’est que ce moine était Tenzin Phuntsok, la réincarnation de Geshe Lama Konchog, un des Lamas les plus respectés du bouddhisme tibétain.